jeudi 28 mars 2024

L'emblème de la marchandisation des corps

L'excitation de la création
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« En Italie, le meurtre vend plus que le cul. Cette maxime avait changé la vie de Luana. C’était le présentateur du JT régional de Brianza où elle avait commencé sa carrière il y avait plus de vingt ans qui lui avait dit ça, commentant une affaire particulièrement glauque qui avait défrayé la chronique pendant plusieurs semaines. Luana avait archivé cette “perle” dans sa mémoire, sachant qu’elle lui serait utile un jour. Aux dires de tous ses collègues, elle avait toujours été une très mauvaise journaliste : elle ne savait pas écrire, avait une préférence pour les opinions plutôt que pour les faits, n’avait pas la patience de se documenter et de vérifier ses sources, mais elle était ambitieuse et — à l’époque— belle et provocante. Son vrai talent était la télégénie. “On dirait que tu es née pour passer à la télé”, lui disaient les directeurs d’antenne pour l’attirer dans leur lit.
Ils savaient aussi pertinemment que son ambition effrénée finirait par lui jouer des tours, mais ils se gardaient bien de le lui dire. La vanité l’avait poussée à se plier aux logiques machistes du milieu ; elle s’était bouché le nez et elle avait dit oui à toutes les personnes qui comptaient, qui l’avaient récompensée en la mettant à la tête du deuxième journal télévisé national, n’en déplaise aux féministes qui dans des lettres enflammées l’accusaient d’être devenue l’emblème de la marchandisation du corps. Quand les journaux télévisés nationaux ne lui avaient plus suffi, Luana avait fait le grand saut en prenant la direction d’un talk-show, puis elle s’était rabattue sur une émission people quand son décolleté n’avait plus fait recette et que les invitations à dîner des producteurs s’étaient raréfiées. Mais plus les années passaient, et plus les séances de maquillage pré-antenne se rallongeaient, plus il était compliqué de se maintenir au sommet, face à une concurrence jeune et acharnée, prête à tout pour quelques minutes à l’écran. Des talk-shows aux programmes les plus trash de la télé misérabiliste, le pas avait été aussi rapide qu’humiliant. Mais son déclin ne faisait que commencer : après un trop grand nombre d’interventions de chirurgie esthétique qui n’avaient pas donné les résultats escomptés, sa présence télévisée avait été avancée de manière inexorable : d’abord en fin d’après-midi, puis à la tranche d’après déjeuner, pour finir en milieu de matinée, le placard absolu pour toute présentatrice. L’étape suivante aurait été l’humiliation suprême avant le télé-achat : les émissions diffusées à l’aube. Luana n’avait aucune intention de toucher le fond.
Dérapage, délire, déséquilibre
Taille originale  2 fois 21 x 29,7 cm
Aussi avait-elle fait fi du conseil d’une collègue plus expérimentée qui, à cause d’un mauvais choix amoureux, était passée du prime de la première chaîne privée nationale au journal d’après-midi d’une chaîne lombarde. Le conseil était le suivant : “Ne te maque jamais avec un politique. Ils utilisent les gens comme des toilettes publiques.” Luana, en désespoir de cause, avait enfreint la règle d’or, plantant le dernier clou dans le cercueil de sa dignité pour se mettre en couple avec un secrétaire de parti en pleine ascension, avec ses entrées dans le milieu et de vingt ans son aîné, qui avait vu dans cette liaison une occasion de redorer son image avant les élections. L’espace d’une saison, tout s’était passé comme prévu : grâce à ce coup de projecteur, Luana avait réobtenu le prime time, enjambant les corps encore épargnés par la chirurgie des jeunes bimbos qui la croyaient finie. Mais quand son compagnon s’était retrouvé au cœur d’un “complot judiciaire” orchestré par une frange dissidente du parti et qu’il avait fait l’objet d’une enquête pour corruption et prostitution de mineures, Luana — après quelques “invitations” dans des émissions où elle avait tenté en vain de réciter la partition de la pauvre victime d’un puissant dépravé — s’était retrouvée à cinquante ans bien tassés en marge du cirque médiatique auquel elle avait sacrifié sa jeunesse, sa dignité et sa carrière. Peu à peu, même les émissions à scandale les plus vulgaires l’avaient oubliée. Elle avait essayé de se recycler en reporter, mais on lui avait ri au nez.
« Une femme surprise… »
[…]
« Par le foutre Dieu ! »
Le succès ne se mesure pas à l’argent, mais à la beauté et à la jeunesse de qui tu mets dans ton lit. Luana ne se rappelait pas qui était l’auteur de cette perle. C’était forcément un homme ; un producteur ou un directeur de chaîne quelconque qu’elle fréquentait lorsqu’elle était au faîte de sa popularité. Mais qui que ce soit, il avait parfaitement raison.
À en juger par le jeune homme endormi à côté d’elle, elle comprit qu’elle avait renoué avec le statut de “femme à succès”. La plupart des fils de ses amies étaient plus âgés que ce tas de muscles avec une coupe à la mode qui gisait à côté d’elle. Elle l’avait ramené la veille, après une fête privée au Ceresio 7, l’Olympe des clubs glamours milanais, choisissant parmi une dizaine de stars de la téléréalité, d’acteurs à la petite semaine, de mannequins et de danseurs qui lui avaient fait les yeux doux toute la soirée tels des chiots dans un chenil. L’heureux élu était un ex-séducteur de L’Île de la tentation, beau comme un dieu grec, mais dépourvu de la moindre qualité intellectuelle ou artistique. Après une saison, sa carrière était déjà terminée. Vingt-sept ans, un corps parfait que Luana avait chevauché dans toutes les positions, l’essorant pour en tirer tout le plaisir possible.
« Où sont ceux qui t’accusaient ? »
Taille originale  29,7 x 21 cm
— Il y aurait moyen d’être invité dans ton émission ? lui avait-il demandé entre deux parties de jambes en l’air, le regard plein d’espoir.
Luana lui avait répondu exactement ce que lui disaient les producteurs télévisés trente ans plus tôt : “Ça dépend...” Ça dépend... Deux mots qui stimulaient la libido de ce genre d’apollon plus sûrement qu’une plaquette de Viagra. Il avait tout donné pour obtenir une "apparition" dans Verdict.
Les draps étaient encore humides de sueur. Le chiot dormait toujours. Luana s’apprêtait à le réveiller pour le chasser de chez elle, afin de s’accorder un bain chaud en toute solitude. »
Exhibitionnisme agressif ?
« L’exhibition sexuelle ne doit pas être confondue avec l’agression sexuelle. Il y a agression sexuelle lorsque la personne porte atteinte au corps de la victime. »

mardi 19 mars 2024

Un comportement masculin idiot

Survenance philosophique
« [Ruth] regarda le machiniste, qui reluquait ses seins. Si elle avait dû nommer un comportement masculin idiot, elle aurait choisi celui-là : les hommes n’ont pas l’air de se rendre compte qu’une femme voit très bien quand ils lorgnent ses seins.
“Je n’irais pas dire que c’est mon pire grief” avait répondu [son amie] Hannah. Ses seins étaient plutôt petits — du moins pour son goût. “Avec de nichons comme les tiens, avait-elle ajouté, qu’est-ce que tu veux qu’ils regardent, les mecs ?”
[…]
Intersection
[Ruth] poussa un profond soupir : elle eut conscience que ses seins se soulevaient, et que le crétin de machiniste en était médusé. Elle l’aurait entendu soupirer en réponse, ce jeune vicieux si Eddie [l’orateur sur scène] n’avait pas continué son topo soporifique. Par désœuvrement, elle croisa le regard du jeune machiniste et le soutint jusqu’à ce qu’il détournât les yeux. Il avait une de ces barbes naissantes clairsemées, une velléité de bouc avec moustache, impalpable comme de la suie. Si je ne m’épilais pas régulièrement à la cire, pensait Ruth, je crois que j’obtiendrais une moustache plus convaincante que la sienne ?
Elle soupira de nouveau, pour mettre le jeune vicieux au défi de regarder ses seins. Mais il était soudain intimidé.
[…]
Taille originale : deux fois 21 x 29,7 cm
Elle avait envie d’éclater en sanglots tant elle était fâchée contre Hannah [qui l’avait laissée en plan], mais elle vit que son geste inopiné avait fait sursauter le machiniste en rut ; elle aima son expression alarmée.
— Le public peut vous entendre de la salle, lui chuchota-t-il d’un air sournois ; il avait un sourire pointilleux.
La réaction de Ruth ne fut pas spontanée ; presque tout ce qu’elle disait était mûrement réfléchi.
— Au cas où vous vous poseriez la question, chuchota-t-elle, ils font 90 D.
— Qui ?
Il est trop crétin pour comprendre, décida Ruth.
[…]
Cet écervelé comprit à retardement ce que la romancière célèbre venait de lui susurrer. Elle fait un 90 D ! Mais pourquoi elle m’a dit ça ? Elle m’a fait des avances ou quoi ? se demanda le demeuré. »

jeudi 22 février 2024

Le désir éperdu de voir briller le soleil

Contre-plongée
« Il nous révèle quelque chose d’essentiel sur le soldat, non pas seulement celui de cette guerre mais celui de toujours, quelque chose que personne n’a jamais exprimé plus complètement, plus éloquemment que lui. L’appréhension du lendemain, la hantise de la mort, le désir éperdu de voir briller le soleil du jour suivant, du mois suivant, de l’année suivante, de l’époque glorieuse du retour. Cette aspiration à la vie fut vraiment le plus profond et le plus constant de nos sentiments, celui qui vraisemblablement nous assimilait le mieux aux soldats de toutes les guerres et celui qui était le moins concevable aux civils et aux soldats abrités. La raison en est que la vie est un privilège dont nous jouissons sans nous en rendre compte jusqu’au jour où, à la guerre, nous tombons sous la menace de la mort, menace répétée, de plus en plus redoutable à mesure que nos chances semblent s’user et se réduire. La vie se révèle alors au soldat comme le don suprême, celui sans lequel plus rien ne compte ; elle se parait à nos yeux de beautés inconnues, elle était infiniment désirable et nous en venions à concevoir le bonheur absolu dans la condition de l’homme tout simplement vivant et assuré de rester en vie par la même assurance que nous avions en temps de paix. Tous les poilus écrivains ont plus ou moins bien exprimé ce sentiment du soldat mais [Paul] Lintier l’a interprété de la façon la plus suggestive, il en a donné la sensation la plus rapprochée de la réalité, il l’a répété d’un bout à l’autre de chacun de ses livres comme ces aspirations se répétaient sans cesse dans le fond de nos cœurs. Et quand on sait que l’échéance qu’il redoutait a enfin surpris Lintier le 15 mars 1916, dans le secteur le plus paisible, on trouve un accent encore plus poignant à ses tragiques appréhensions. »
Lever les yeux au ciel
Taille originale : 2 fois 21 x 29,7 cm
« L’amour peut transformer les objets les plus vils, le néant même, et leur donner de la grâce et du prix. L’amour ne voit pas avec les yeux, mais avec l’âme ; et voilà pourquoi l’ailé Cupidon est peint aveugle ; l’âme de l’amour n’a aucune idée de jugement : des ailes, et point d’yeux, voilà l’emblème d’une précipitation inconsidérée ; et c’est parce qu’il est si souvent trompé dans son choix, qu’on dit que l’Amour est un enfant. Comme les folâtres enfants se parjurent dans leurs jeux, l’enfant amour se parjure en tous lieux. »

vendredi 9 février 2024

Sous le règne des femelles

C’est l'homme vautré dans l'amour que les vautours de la jalousie déchirent, que dévore une angoisse anxieuse ou dont le coeur se fend dans les peines de quelque autre passion.
ou
C'est un malade d'amour, livré aux vautours de sa dévorante angoisse, ou la victime déchirée par les tourments de quelque autre passion.
« Toutefois, si chez les chimpanzés la domination des mâles est nette, chez les bonobos la domination semble inversée. Frans de Waal remarque le caractère rare d'une telle situation car “la domination masculine reste la norme chez la plupart des mammifères” : “Comparée à la société chimpanzé articulée autour du mâle, la société bonobo, érotique et pacifique, centrée sur la femelle, nous offre de nouveaux axes de réflexion sur notre ascendance humaine.” Le primatologue n'a pas d'explication particulière sur ce fait, mais fait remarquer qu'“un long passé d'attachement entre femelles, qui s'exprime par beaucoup d'épouillages et d'activités sexuelles, a fait plus qu'entamer la suprématie des mâles : il a retourné la situation et fait naître une organisation foncièrement différente”. La compétition pour la nourriture, par exemple, montre que les femelles bonobos s'allient pour chasser les mâles (parfois avec beaucoup d'agressivité) et se partager les fruits, alors que les chimpanzés mâles, plus agressifs, parviennent à s'imposer dans le même genre de situation. Et “même quand il n'y a pas de vivres dans les parages, des mâles pleinement adultes réagissent avec crainte et soumission à la simple présence d'une femelle de rang supérieur”. De même, si “les meutes de chasse formées par les chimpanzés sont exclusivement composées de mâles”, les mêmes chasses sont observées chez les bonobos “mais les deux sexes participent à l'action”.
On ne dispose, à ce jour, d'aucune explication stabilisée, ni de l'activité sexuelle très fréquente, ni de la grande solidarité inter-femelles (malgré une philopatrie mâle, comme chez les chimpanzés), ni de la moindre agressivité des mâles ou de la moindre recherche de statut, ni de la participation des femelles à l'activité de chasse, ni de la domination des femelles sur les mâles dans nombre de situations. La seule chose dont on soit sûr, c'est du fait que les premières sociétés humaines de chasseurs-cueilleurs ont des structures plus proches de celles des chimpanzés que de celles des bonobos, avec une domination masculine très nette et une division du travail qui réserve chasse et la protection du groupe aux hommes, et qui en exclut les femmes. »

lundi 22 janvier 2024

Un formidable appareil de contrôle

Ce n'est pas l'âne de Buridan

 

« Cet intérêt très marqué de l’Église pour les questions familiales a reçu nombre d’explications. Le lier à des préoccupations supérieures d’ordre éthique ou moral semble largement une explication post factum (même si leurs conséquences ont été importantes), et ne rend pas compte de contradictions patentes (tel le fait que le Nouveau Testament révèle une hostilité aux liens familiaux). En fait, l’explication de cet intérêt est à chercher moins loin  : on a pu soutenir qu’“il n’avait rien à voir avec les questions de succession et que son seul but était d’imposer le contrôle ecclésiastique sur une étape capitale de la vie du croyant”. Nul doute que cette volonté de contrôle ait joué  : placer dans les mains du clergé les événements que sont la naissance, le mariage et la mort donnait à l’Église un immense pouvoir, incarné par le prêtre officiant dans chaque paroisse, et lui-même soumis à l’autorité d’un évêque. Il semble qu’aucune autre religion se soit jamais dotée d’un appareil de contrôle local aussi formidable, lié aux succès de son activité missionnaire.
Pas de jalousie ou Par-devant et par-derrière
Il faut faire également la part des bénéfices considérables, spirituels et matériels, que ce contrôle procurait à l’Église, lequel, à son tour, libérait les couples (et d’abord les femmes) de l’autorité parentale. L’histoire de Roméo et Juliette (où les deux amants bénéficient de l’appui d’un prêtre face à l’hostilité de leurs familles respectives) illustre bien le conflit entre les objectifs du groupe de parenté et ceux de l’Église  : en reconnaissant la liberté de choix, elle “favorisait objectivement les femmes”, et celles-ci ont su en profiter. Toute activité religieuse inclut nécessairement des dons de l’homme à la divinité (à travers ses représentants sur cette terre), sous forme d’offrandes, de sacrifices, de prières, d’art et de rituels. Les dons à la divinité requièrent une aliénation (un “sacrifice”) de la part de l’individu ou de la famille, comme c’est aussi le cas dans la charité, quel qu’en soit le destinataire. Bien entendu, cela s’accompagne de récompenses et de dons en retour, mais, globalement, tout acte de charité implique un don de biens matériels en échange d’un bénéfice spirituel. L’Église dépendait de ces dons pour devenir une “grande organisation”, pour l’édification et la maintenance de ses lieux de culte, pour l’entretien de son personnel et le financement de ses multiples activités, éducatives, charitables, sacerdotales.
Taille originale : 2 fois 21 x 29,7 cm
Au départ, l’Église chrétienne ne possédait rien, elle était même vouée à la pauvreté. Peu à peu, elle a acquis des responsabilités (à l’égard de ses veuves, par exemple), un personnel, des lieux d’assemblée, toutes choses qui demandaient une capacité de soutien matériel, notamment après la conversion de l’empereur Constantin (en 312) qui lui assignait un rôle officiel. Le cas des veuves est intéressant. La pratique antérieure, qui voulait qu’elles fussent prises aussitôt en mariage (léviratique) ou en quasi-mariage par un frère de leur défunt époux, était désormais interdite, bien qu’elle eût été largement répandue dans le monde méditerranéen. Une des raisons possibles de cette interdiction était que l’Église entendait veiller sur ses ouailles alors que le lévirat impliquait un risque, pour la veuve et ses enfants, de passer sous la coupe d’un nouvel époux qui ne serait pas chrétien, et qu’il la privait de l’exercice de sa libre volonté dans le choix du conjoint. Qui plus est, on pouvait espérer que des veuves non remariées apporteraient à l’Église une contribution plus efficace (en legs et en participation à des activités religieuses) que des veuves remariées. Simultanément, les veuves pauvres (moins susceptibles de se trouver un nouvel époux) devaient être aidées par l’Église, ce qui lui donnait une raison toute particulière de solliciter des legs. »
Casser les stéréotypes ?

lundi 15 janvier 2024

Le troisième œil

Toilettes muséales
« La contemporanéité de Michel-Ange et du maniérisme est fondamentale. Il me semble que la catégorie de maniérisme nous met très bien sur la voie de ce qu’est le fait pictural, au sens le plus grossier du mot : quelque chose de maniéré dans la figure du tableau telle qu’elle sort du diagramme. Elle en sort avec une sorte de maniérisme qu’on peut toujours interpréter d’une manière anecdotique. Prenez les figures de Michel-Ange, du Tintoret, de Vélasquez. Si on parle très anecdotique, la première impression qu’on a, c’est un mélange d’extraordinaire efféminement, de maniérisme dans l’attitude, dans la pose, presque d’exubérance musculaire, comme si c’était à la fois un corps trop fort et un corps singulièrement efféminé. Les personnages de Michel-Ange ne sont pas croyables. L’école qu’on appelle maniériste, et qui fait des chefs-d’œuvre intenses, la manière dont ils font du Christ une figure, ce n’est pas croyable, ce qu’on pourrait appeler le caractère artificiel des attitudes et des postures. C’est notre œil qui voit ça, à première vue.
Taille originale : 29,7 x 21 cm

Rendez-vous plus cruels, beaux yeux qui me blessez,
Ce traict doux et piteux m’empoisonne et me tue :
Ah ! non, durez ainsi. Mon âme est combatue
De trop de desespoirs vous voyant courroucez.

Temperez seulement ces rayons elancez
Trop clairs et trop ardans qui m’offusquent la vue,
Mais ne les baissez pas : car mon mal continue,
Et mon espoir defaut quand vous les abaissez.

Doux, cruels, humbles, fiers, gais et trempez de larmes,
Amour pour ma douleur trouve en vous assez d’armes,
D’agreables langueurs, et de plaisans trespas 

Bref, toutes vos façons, beaux yeux, m’ostent la vie.
Hé donc pour mon salut cachez-vous je vous prie !
Non, ne vous cachez point, mais ne me tuez pas.

Il est évident que, d’une certaine manière, l’affirmation du fait pictural, c’est le plus beau de la peinture. C’est bien forcé que, par rapport au donné visuel, le fait pictural présente la figure sous des formes qui paraissent à l’œil extraordinairement maniérées, extraordinairement artificielles. Là-dedans, il y a quelque chose — ce n’est pas le plus profond — comme une espèce de petite provocation du peintre. La manière précisément de dire : ce n’est pas ce que vous croyez. Si bien que lorsqu’on se précipite au niveau de l’anecdote sur des considérations sur l’homosexualité des peintres, ce n’est pas ça. C’est en tant que peintres qu’ils font du maniérisme, forcément. Tout ça, c’est très insignifiant. Vous voyez : défaire les données visuelles par le diagramme qui instaure une possibilité de fait. Mais le fait n’est pas une donnée, c’est quelque chose à produire. Ce qui est produit, c’est le fait pictural, c’est-à-dire l’ensemble des lignes et des couleurs, c’est-à-dire le nouvel œil. Il a fallu passer par une catastrophe manuelle du diagramme pour produire le fait pictural, c’est-à-dire pour produire le troisième œil. »
De haut en bas

mercredi 10 janvier 2024

Une secousse faite de défaillance et d'attraction

La tête à l’envers
« Préoccupé qu’il est par la définition du jugement de goût et le rapport, harmonieux ou conflictuel, qu’entretiennent entre elles les facultés, Kant n’est pas porté à faire l’hypothèse d’une autonomie du nu, ni non plus à reconnaître la force d’effraction qui le fait apparaître. Kant se méfie de l’ontologie ; il se défie par avance de tout ce qui, déchirant le voile, ferait surgir la chose même en la livrant à l’intuition. Sinon il n’aurait peut-être pas pu s’en tenir aussi sereinement à la distinction si courante en ce temps des Lumières, à laquelle il avait lui-même consacré un opuscule de jeunesse, et qui est au cœur de sa dernière Critique comme séparant les deux espèces d’un genre commun : le sublime et le beau. Mon hypothèse est que, sous son apparent conformisme, le nu dérangerait celles-ci ; et que, en dépit de son statut de pur sensible, il exige de faire retour à l’ontologie.
Hommage (?) à Baselitz
Car on a beau tout faire pour faire oublier sa capacité de surgissement, le recouvrant sous tant d’académisme, au point même de ne plus le voir, de le voir toujours comme un déjà-vu, le nu nous rappelle impérativement à la question de l’“être” ; il la rouvre de but en blanc : la décapant de tant de surcharges accumulées par le passé de la philosophie, comme nous rattrapant nous-mêmes dans notre fuite — proprement moderne ? — de toute expérience radicale. Et c’est en quoi, en fin de compte, le nu m’intéresse. Car je crois, me retournant vers Kant, que si le nu des ateliers, en reproduisant inlassablement du canonique, fabrique du “beau” à répétition, li est des Nus qui sont “sublimes”, d’un sublime qui n’est pas à entendre comme un superlatif du beau, ou même comme un dépassement du beau, mais bien, selon son acception kantienne, comme faisant paraître quelque chose d’un “tout autre ordre” et servant à sa révélation. Par le fait du nu — je dirais plus brutalement : sous le coup du nu (quand ce nu est un grand Nu) — voici donc qu’une distinction aussi bien entérinée se brouillerait, des prédicats du sublime se désamarrant soudain pour venir errer de son côté. Est sublime, nous dit Kant, ce qui nous révèle une totalité absolue excédant le pouvoir compréhensif de notre faculté de représentation, et même de notre imagination ; or, cette totalité absolue est précisément celle que le Nu, non pas offre, c’est trop peu dire, mais impose, assène, sous couvert du normatif, par ce que j’évoquais en commençant comme le “tout est là” de sa présence. Du sublime, le Nu possède la violence, celle de la cataracte ou de l’océan déchaîné, et même d’autant plus intense qu’elle est contenue dans la limite de ce corps si parfaitement proportionné÷ Nous le vérifions à chaque fois en dépit de la lassitude du visiteur de musée devant ce déjà-vu : en faisant surgir le “tout est là” de sa présence, le nu fait imploser notre capacité d’intuition ; face au surgissement d’un grand Nu, l’œil soudain est débordé par ce “tout” qui s’entrouvre soudain devant lui, le regard, démuni, ne sachant plus où regarder. En même temps qu’il est comblé par l’harmonie des formes, ce regard, happé par ce tout, est bousculé dans son pouvoir perceptif et chavire, dépossédé de sa maîtrise — il fait l’épreuve d’un renversant. De même, le nu fait violence à l’espace dans lequel il était censé s’inscrire, auquel on prétendait le retenir, lui qui surgit incommensurable à tout ce qui l’entoure, et ce sensible alentour se reconnaissant d’emblée inadéquat à la révélation qu’il ouvre.
« …a toujours pris un malin plaisir à entretenir des ambiguïtés »
Taille originale : 29,7 x 21 cm
“Ex-tase” du grand Nu, de part et d’autre, et que rien ne pourra banaliser (ni aucune mystique récupérer) : il continue de se détacher du fond tissé des formes et des choses, son pouvoir d’étonner ne s’amortissant pas ; et le regard qu’il arrête est désemparé, débordé par ce tout qui s’engouffre en lui. À quoi l’on reconnaît un grand Nu. Quand, d’une salle à l’autre du musée, ou en feuilletant les pages d’un livre d’art, nous passons devant un grand Nu, quelque chose soudain se passe qui rappelle le mouvement de secousse, fait de défaillance et d’attraction, que Kant attribuait au sublime — ce nu sublime produisant une surprise et même un trouble, chez qui le découvre, qui ne se laissent jamais complètement résorber par le sentiment de plaisir qu’on éprouve à jouir de son harmonie : tant il est vrai que, en lâchant soudain le “tout est là” de sa présence, et la laissant déferler, il réalise quelque chose — et cela au sein même su sensible, du plus proche et du plus sensible — auquel on ne se sent soudain plus en mesure d’accéder. Retour à l’“affolement” platonicien, à l’“effroi” plotinien… »
« En tant qu’artiste, je ne suis pas en mesure de travailler en termes de discours, de questions et de réponses »
Taille originale : 29,7 x 21 cm